Une autre petite fille à la maison, quelle joie…

C’est la fête de l’Epiphanie, alors que tout le monde est réuni à l’église, Monsieur le Curé, après son sermon, long, trop long, annonce la naissance de Marie Louise Marguerite PATIN, fille de Jean et Marguerite COUVREUX, le 3 janvier dernier. Mais personne ne se réjouit vraiment : Marguerite a eu beaucoup de difficultés à mettre le bébé au monde, elle est fatiguée ! Mariette ne peut s’empêcher, elle, de se dire qu’il est temps que la messe se termine pour rentrer à la maison. Mamilou lui fait les gros yeux mais c’est ainsi, la petite fille est pressée !
« Dis, Mariette, tu n’as pas été très sage à la messe, non ? – Je sais Mamilou mais je suis pressée de rentrer ! – Rentrer ? pour voir ta maman ? » interroge la grand-mère avec un sourire espiègle. « Non, et tu le sais bien, si j’aime beaucoup maman, j’aime aussi la petite Louise ! Ma petite sœur aurait pu s’appeler Louise, hein ? – Ce bébé va retourner chez sa maman dès qu’elle ira mieux, ce n’est pas ta petite sœur » interrompt le papa ! Alors, la mine renfrognée, décidée à bouder, Mariette termine le chemin sans mot dire…
Arrivée à la maison, elle range son manteau et ses bottines, et va directement au berceau mais, Louise est un bébé : elle dort profondément. « Maman, je peux la prendre dans les bras ? – Non, laisse le bébé dormir ! Je reviens de chez sa mère, elle a bien téter, elle est repue, propre et … elle dort ! Mets plutôt la table ! » Ces derniers mots sont dits d’un ton très impératif et n’autorisant aucune discussion.
A peine le repas terminé, Jeanne et son frère et ses deux sœurs sont là pour proposer une sortie : la neige est encore tombée, il fait très froid mais le ciel est bleu et le soleil brille. Les huit enfants se dirigent vers la mare quarrée pour voir s’ils peuvent glisser sur la glace. Ils aimeraient avoir des patins, mais Mamilou a une astuce : des vieux morceaux de tissu sous les chaussures et le tour est joué ! Alors les enfants glissent, dansent et… patatras, Mariette tombe, aïe ! Elle s’est fait mal au bras, il faut donc rentrer, d’autant qu’elle pleure beaucoup.
Tout de suite, Papa emmène Mariette chez le docteur DEPUILLE, arrivé depuis peu dans la commune. Le docteur examine de près le poignet de la petite fille, il essaie de lui faire serrer et tourner la main, mais elle a mal. « Une entorse ! Je lui bloque le poignet avec des bandages et, surtout, elle reste au calme à la maison. Si elle a mal, il faut lui plonger le bras dans la glace ! » Mariette sourit : avec tout le froid qui est dehors, ce sera facile… Mais elle n’a retenu qu’une seule chose : devoir rester au calme à la maison. Les journées vont être longues et elle ne pourra pas prendre la petite Louise dans les bras ! C’est pas juste ! Arrivée à la maison, elle arbore fièrement les bandes au poignet, comme si elle était blessée de guerre. Ses frères sont inquiets et c’est à celui qui prendra le mieux soin d’elle…
Maman, quant à elle, prépare le bébé, il ne faudrait pas qu’elle prenne froid, mais il faut l’emmener à sa maman pour qu’elle soit nourrie. La maman de Mariette est fatiguée, toutes ces allées et venues, de nuit comme de jour, même si Marguerite n’habite pas loin, c’est épuisant ! Mais elle se rappelle trop bien quand elle a perdu son bébé que son amie s’est occupée de ses enfants, de sa maison et d’elle. Il est donc normal qu’elle soit là à son tour. Le Docteur DEPUILLE a estimé que le bébé pourrait rentrer dans son foyer dès vendredi, elle se porte bien et la maman récupère normalement, encore deux jours, donc !
De toute façon, Magdeleine a de la couture : les tabliers de boucher pour M. CARTIER, deux nappes de Mme CHANDORA, une robe pour Mme HENRION ; elle doit livrer la semaine prochaine. Et puis, qui va faire le petit raccommodage ? Mariette ne peut pas : encore plus de travail… Allez, il est temps de se coucher, demain est un autre jour…
« Non, non, les garçon, ça suffit ! Votre père vous attend pour charger les paniers et aller au marché ! Justin, tu restes ici, il faut que tu m’aides, Mariette ne peut pas ! » Enfin, le bruit feutré de la carriole se fait entendre, le calme va être de mise dans la maison. Vivement lundi que les garçons retournent à l’école ! L’hiver est une période très longue lorsque le froid et la neige sont là. En général, de mi-novembre à fin février, les activités sont calmes : très peu de travail, très peu de sorties. Heureusement, les récoltes du jardin, le cochon tué dans l’année, font que les provisions sont là. Mais les années ne sont pas toujours aussi fructueuses : 1812 a été une bonne année !
La seule inquiétude au village concerne les hommes qui sont embarqués dans les guerres de l’Empereur. Jacques CHAPUT a de la chance, enfin, façon de parler : il vient de rentrer à Paris avec Napoléon. Il n’a pas fait partie des forces restées en Russie. Mais il a des horreurs plein la tête : la prise de Moscou, la Bérézina, ses amis, ses camarades, morts, blessés… Il est arrivé juste avant Noël, sa famille, sa fiancée, Marie LEDOUX, ne l’ont pas reconnu : il est maigre et fatigué, épuisé même. Ce soir, à la veillée de l’église, il va raconter…

C’est l’heure, huit heures du soir, presque tout le village est là, murmure, regarde ce jeune homme. Certains versent une larme, leur fils est encore là-bas, Jacques pourra-t-il donner des nouvelles ? Et Jacques entame son récit…
« La marche a été longue, la pluie, le vent, la boue. Chaque jour avait son lot de fatigue et d’épuisement. Nombre d’hommes n’ont pas atteint la Russie : malades et décédés sur le parcours. Chaque jour des tombes à creuser pour enterrer les nôtres loin de leur famille. Le 7 septembre, nous entamons une bataille sanglante pour prendre Moscou, le 14 nous sommes vainqueurs mais les chefs ne se mettent pas d’accord, alors nous quittons Moscou. Notre armée a perdu beaucoup d’hommes, certains disent au moins 300 000 ! Combien ont été faits prisonniers, je ne sais, mais là encore, cela doit être beaucoup. Nous sommes à peine 100 000 pour traverser la Bérézina. Les chefs militaires pensaient que nous la traverserions facilement : elle devait être gelée, sauf qu’elle ne l’était pas. La guerre se passe dans les bois, dans l’eau. La retraite n’est pas celle espérée. De mon régiment, le 126ème Régiment d’Infanterie de Ligne, il ne reste qu’une poignée de soldats. Je suis un miraculé, jamais, jamais, je n’ai pensé tous vous revoir. J’ai souvent prié pour rentrer, pour être au chaud auprès de ma famille, auprès de vous tous. J’ai de la chance, vraiment j’ai de la chance… » Ces derniers mots sont murmurés, Jacques souffre… L’odeur âcre des bougies presque consumées rappelle le public à l’ordre, chacun se prépare à rentre chez lui, mais avant, tous, passent près de Jacques et le saluent, le rassurent, l’embrassent… L’enfant du pays est rentré !